Le juriste et sociologue Alain Supiot, dans un article paru dans Le Monde du 25 janvier 2008 [1], décrit par une remarquable synthèse les caractéristiques de nombre de gouvernements en fonctions et définit pour les nommer une notion d’« économie communiste de marché », expression employée par les dirigeants chinois actuels.
Il montre en premier lieu que, dans deux arrêts récents (affaires Viking et Laval) , la Cour de Justice Européenne, qui se substitue (étrangement) pour partie aux représentants des citoyens de l’Europe dans la fonction législative, avait institutionnalisé la liberté de choix des entreprises contre celle des salariés de protestation contre ces choix qui pourraient les léser. En l’occurrence, les deux arrêts ont donné raison à des entreprises qui avaient décidé d’appliquer le droit du travail le plus favorable pour elles, et le plus défavorable aux salariés, et nié le droit des salariés à la grève contre ces décisions.
Droit européen et défense des citoyens
Ainsi l’union européenne se fait-elle dans le sens d’un droit communautaire, qui échappe aux citoyens, à l’abri de l’action syndicale, alors même que le droit à la grève est exclu du champ des compétences sociales communautaires et reconnu par le Droit du travail de chaque pays membre.
Citons l’article : « A cette fin, les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats, au mépris du principe de “libre exercice du droit syndical”, tel que garanti par la convention 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT). » Or, « Le droit de grève et la liberté syndicale sont le propre des vraies démocraties, dans lesquelles l’évolution du droit n’est pas seulement imposée d’en haut, mais vient aussi d’en bas, de la confrontation des intérêts des employeurs et des salariés. »
L'auteur estime que cette orientation du droit communautaire va précisément dans le sens d’une réalisation des « projets constitutionnels de l’un des pères du fondamentalisme économique contemporain : Friedrich Hayek. Hayek a développé dans son œuvre le projet d’une “démocratie limitée”, dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient soustraites à la décision politique et aux aléas électoraux. »
L’économie communiste de marché
Les dirigeants chinois appellent « économie communiste de marché » la forme de gouvernement politique et économique qu’ils appliquent depuis quelques lustres, qui peut également nommer celle de nombreux pays d’Europe de l’Est, et qui concerne largement aussi les tendances des institutions européennes et de nombreux gouvernements démocratiquement parvenus au pouvoir un peu partout dans le monde et notamment dans l’union européenne.
« Edifié sur la base de ce que le capitalisme et le communisme avaient en commun (l’économisme et l’universalisme abstrait), ce système hybride emprunte au marché la compétition de tous contre tous, le libre-échange et la maximisation des utilités individuelles, et au communisme la “démocratie limitée”, l’instrumentalisation du droit, l’obsession de la quantification et la déconnexion totale du sort des dirigeants et des dirigés. Il offre aux classes dirigeantes la possibilité de s’enrichir de façon colossale (ce que ne permettait pas le communisme) tout en se désolidarisant du sort des classes moyennes et populaires (ce que ne permettait pas la démocratie politique ou sociale des Etats-providence). Une nouvelle nomenklatura, qui doit une bonne part de sa fortune soudaine à la privatisation des biens publics, use ainsi de la libéralisation des marchés pour s’exonérer du financement des systèmes de solidarité nationaux.»
La sécession des élites
Et de conclure : « Cette “sécession des élites” (selon l’heureuse expression de Christopher Lasch) est conduite par un nouveau type de dirigeants (hauts fonctionnaires, anciens responsables communistes, militants maoïstes reconvertis dans les affaires) qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’entrepreneur capitaliste traditionnel. »
Il cite enfin, pour montrer les signes explicites de ce comportement dans notre pays, les propos de M. Kessler, PDG de la SCOR (5e réassureur mondial) et ex-vice-président du Medef, qui assenait en octobre 2007 : « Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! (...) (qui) se tradui(si)t par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l'importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d'être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc. » [2]
L’économie élitiste de marché
Décrivant nous-même ce type de pouvoir depuis longtemps, plus que « économie communiste de marché », qui est un paradoxe nécessitant des explications, nous proposerons l’expression « économie élitiste de marché ». Elle nous semble bien décrire cette forme de gouvernement menée pour leur propre profit par des dirigeants cooptés, qui réunissent parfois avec ostentation deux pouvoirs, le politique et l’économique, ce dernier se traduisant par leur enrichissement personnel.
Ils arrivent au pouvoir et s’y maintiennent soit par la contrainte (Chine, Russie il y a peu) ou par la ruse pseudo-démocratique, en prenant l’apparence de dirigeants de partis républicains et respectueux des lois, feignant d’œuvrer pour la prospérité et le bonheur matériel de tous les citoyens. Leur but n’est que de s’enrichir eux-mêmes et d’accroître toujours plus leur pouvoir sur les sociétés. En conséquence, une partie de leurs actions s’éloignent temporairement de leurs objectifs matériels immédiats, à seule fin de s’attirer, lorsqu'ils sont nécessaires, les suffrages indispensables à leur maintien par des voies démocratiques au moyen de mesures en faveur des classes moyennes supérieures : pour notre pays, citons la baisse de l’impôt sur le revenu des plus hautes tranches, des droits de succession, les allégements de charges sociales et de fiscalité sur les PME et TPE, etc.
Le système politique démocratique est verrouillé par cette sorte de caste qui ne recrute que par cooptation : les citoyens des classes populaires et moyennes, même supérieures, n’ont pas accès au cénacle de décision ; ceux qui s’engagent en politique, obscurs soutiers, n’obtiennent, sauf exception dûment médiatisée, que des fonctions et des mandats locaux qui ne leur donnent que des miettes de pouvoir.
C’est bien la forme moderne, adroite et discrète, de la ploutocratie.
[1] disponible sur http://lucky.blog.lemonde.fr/2008/02/02/alain-supiot-%C2%AB-voila-l-economie-communiste-de-marche-%C2%BB-une-critique-accablante-de-lunion-europeenne-par-un-europeen-specialiste-du-droit-du-travail-friedrich-hayek-et-la-democratie-limitee-s/
[2] Pour des détails , cf http://philippereneve.blogspot.com/2008/08/le-programme-du-gouvernement-actuel-est.html
2 commentaires:
Très intéressant. Et bizarrement rejoint mes interrogations relatives à l'ffaire Tapie
Je crois bien que le mot "caste" venu sous ma plume est un souvenir de certain excellent article sur Agoravox, cher anonyme !
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