jeudi 13 décembre 2007

Chômage, productivité et désentreprise

En quelques décennies, les économies occidentales sont passées d'un idéal de société de plein emploi (les utopies socialistes et libérales) à une fatalité inéluctable d'une société où le chômage est une constante supportable comme l'inflation ou la pluie du ciel : les entreprises, même bénéficiaires, en partie en raison de la mondialisation, embauchent le moins possible et tentent sans cesse de réduire leur emploi.

Productivité et emploi

Les gains de productivité ne se font plus essentiellement par le progrès technologique permettant de produire plus au même coût, mais par une organisation de la production tournée vers l'économie de main-d'œuvre. Dans les secteurs des services où le traitement des fichiers clients et comptables est lourd (banque, assurance, administrations), l'informatique a permis de réduire les effectifs à production égale, sans que de nouveaux métiers soient créés; le solde en emplois est largement négatif. Dans une moindre mesure, la gestion automatisée des stocks et de la comptabilité a grandement amélioré les marges des commerces de grandes surfaces, en réduisant le personnel administratif.

Dans les secteurs de production physique (industrie), la concurrence internationale, souvent déloyale dans les pays émergents (salaires de misère, protection sociale inexistante, droits de l'homme bafoués), a conduit à délocaliser des pans entiers de l'économie, au seul profit des actionnaires et des consommateurs. Le paradoxe de cette situation est que les consommateurs ont un pouvoir d'achat croissant par la baisse des prix ainsi induite, mais que, leurs revenus étant moins élevés en raison du chômage accru, leur demande finale stagne ou baisse: il ne faut pas chercher plus loin les explications au marasme de nos économies. Les actionnaires en revanche n'ont qu'à se louer de ces opérations.

Management et désentreprise

A la suite de la recherche effrénée des profits à court terme, qui ne peuvent croître facilement que par des compressions de coûts, une culture s'est répandue chez les dirigeants et actionnaires: la recherche de l'effectif minimum, toujours revu à la baisse. Les premiers trouvent dans les plans de réductions d'emplois ou de réorganisation, voire de cessations d'activités, des justifications à leur rémunération parfois pharaonique, et les seconds ne peuvent que se féliciter de la hausse du bénéfice et du dividende par action. Notons au passage que la distribution de bénéfices s'est considérablement accrue ces dernières décennies, ce qui est bien le signe d'une politique à courte vue des entreprises: ces super-dividendes diminuent bien sûr d'autant les mises en réserve des bénéfices et, à terme, les investissements. Ceux-ci, en constante régression relative, font parfois place à des rachats de leurs actions par les sociétés, ce qui, en détruisant une partie de la richesse, est la négation même de l'esprit d'entreprise, sous l'indifférence générale.

Arrêtons-nous un instant sur cette incroyable destruction économique que représente une réduction de capital par rachat d'actions: des dirigeants, véritables tueurs de capital, font procéder, alors même que l'entreprise est prospère, à des achats – longtemps interdits – d'actions en vue de leur annulation. Cette opération, qui n'a pour but que de renchérir le cours des actions devenues moins nombreuses pour les mêmes benéfices et dividendes présents et à venir, est l'antithèse totale de l'esprit d'entreprise. Elle consiste en effet à la priver non seulement de capitaux propres, mais aussi de la capacité associée à emprunter pour financer sa croissance: dans bien des cas, racheter un million d'euros d'actions privera la société d'un ou deux millions d'emprunts possibles et donc de deux ou trois millions d'investissements.

Le credo est ainsi devenu non plus l'esprit d'entreprise, mais de désentreprise; non la croissance, mais la baisse des coûts. Non se développer, mais améliorer les bénéfices sans produire plus. De même, fermer ou vendre des unités de production moins rentables que les autres dispense de rechercher nouveaux marchés et croissance de l'activité, au détriment de la substance même de l'entreprise. Il s'agit là du reniement de l'entreprise par les décideurs eux-mêmes, avec l'approbation des actionnaires dont le raisonnement à courte vue joue contre les intérêts à long terme de la société.

Le chômage, peste commune

Ces politiques de stock minimum en matière de ressources humaines ont pour conséquence le développement accéléré de l'intérim, des contrats précaires et des embauches à court terme, détruisant un peu plus le tissu humain de l'emploi. Les CDI deviennent l'exception pour de nombreuses entreprises, en ne faisant que concrétiser à contrecœur des suites de contrats précaires. Il convient de noter que les pouvoirs publics, dans de nombreux cas, loin de lutter contre la précarité des emplois, la justifient, voire l'encouragent au prétexte de flexibilité, cheval de bataille des dirigeants d'entreprise aux effets humains catastrophiques. Il est vrai que l'humain n'entre pas dans leurs considérations.

Le travail devient non un luxe, mais une chance, une "opportunité" qui n'est pas ordinairement offerte à tous; chez les jeunes, les petits boulots, précaires, à temps partiel et mal payés sont souvent la règle pour les moins qualifiés et les plus récemment arrivés sur le "marché du travail" - quelle expression, maintenant habituelle. Même les diplômés, parfois très bien et longuement formés, doivent souvent subir cette phase d'antichambre de la vie professionnelle, passage obligé vers des emplois plus stables et moins mal payés.

Plus personne ne s'étonne que le chômage frappe un Français sur douze ou sur dix selon les calculs, que les plus jeunes ne trouvent pas de travail sérieux, que dans certaines banlieues-ghettos un jeune sur deux n'ait pas d'emploi.

L'ultralibéralisme, poison instillé goutte à goutte dans la gestion privée et publique de l'économie, affirme haut et fort que la recherche du profit et la déréglementation sont des conditions nécessaires et suffisantes au bonheur matériel de tous. Ces deux principes sont bien à l'origine de cette endémisation du chômage; une adroite communication a permis de le rendre psychologiquement et politiquement supportable, ce qui permet de ne plus avoir à chercher véritablement à améliorer la situation de l'emploi: qui irait à notre époque jusqu'à reprocher aux dirigeants d'entreprise de ne pas employer suffisamment de salariés, ou aux gouvernements de ne pas tout faire pour que chaque citoyen ait un emploi – simplement un emploi ?

L'ultralibéralisme est au libéralisme ce que la ploutocratie est à la démocratie. Mais l'ultrachômage n'est pas une antithèse du chômage: il en est la forme durable, entretenue et fatalisée.




2 commentaires:

Etienne Celmar a dit…

Philippe

"..heureux actionnaires..?

Peut-être plus pour longtemps..

Bonne synthèse! Imprimatur..

Amicalement.

Philippe Renève a dit…

Merci cher Marcel; j'ai modifié le texte et le passage que tu citais a disparu. Souhaitons autant de bonheur aux actionnaires mais plus aux salariés !

Amicalement.