Des nouvelles d'outre-Ailleurs

Aurélien ou Une journée d’enfer 

C’est un cri de colère que je veux pousser.
Aaaaah. Là.

Ça a commencé hier : papa revient du supermarché et me donne des voitures, un hélicoptère et une moto de pompiers qu’il m’a achetés : une fameuse surprise. Supergénial, je suis si content que je crie « mille mercis, papa ! » Et cinq minutes après je casse la moto, je pleure, je me sens coupable moi. Maman me console, papa aussi, mais c’est épuisant ces émotions, vous êtes bien vous. A quatre ans et neuf mois c’est dur ça.
Ça m’a gâché ma sieste.

Ce matin, je me réveille grincheux, je ne suis pas gentil, je me fais disputer, je boude, c’est pas souvent pourtant hein, vous me connaissez.
J’emmène maman et papa à l’école – ils ne peuvent pas se passer de moi, mais je ne me plains pas –, il tombe des cornes euh non des cordes je crois. Parapluies, capuche, on rigole bien mais pas trop papa, il n’aime pas la pluie je sais pas pourquoi. Il ronchonne, alors maman n’est pas contente et arrête de grogner Philippe écoute, tu n’es pas en sucre tu ne vas pas fondre.
Papa vexé comme un pou, tu m’énerves Sophie fichu temps ça caille en plus. J’ai pas de capuche moi alors c’est facile de me critiquer, comment ça j’ai des blousons à capuche.
Enfin, un matin, quoi.

La maîtresse n’est pas dans la classe alors je ne dis pas bonjour et maman me le reproche oh.
J’enlève mon blouson, mon pull et tout le bazar (j’aime bien dire tout le bazaaaar) et tout tombe du portemanteau, je marche dessus, pas de chance ce matin.
On commence la classe, il faut dire le jour, la date tout ça. C’est pas vraiment passionnant mais la maîtresse insiste et elle est très gentille alors on se force.
Pi si on se force pas elle gronde, alors.

Mes copains sont tous là, Thomas, Théophile, John, il est enrhumé John, et les filles, Jeanne, Gabrielle, et les autres. Elisa me tire la langue, c’est pas gentil.
Après on dessine des œufs de Pâques et ça c’est amusant parce que c’est pour faire la surprise aux parents. Il y a plein de surprises pour Pâques. Je renverse le pot de peinture, ça continue.
Je bavarde un peu trop avec Thomas et la maîtresse me gronde un peu Aurélien tu pourrais attendre la récré. Ben oui bien sûr.

A la récré on peut sortir dans la cour parce qu’il ne pleut plus. Pleut plus c’est drôle comme mots : ça fait des bulles bloblu !

Après on va à la cantine. Moi je mange pas vite ; j’y peux rien : j’ai un petit garguillot.
Et pendant la dormette, ma copine Lucie parle tout le temps, elle se fait gronder. Elle me raconte qu’elle ne sera pas là demain matin parce qu’elle emmène sa maman chez le docteur.

Avec tous mes embêtements de la journée et comme je n’ai pas dormi à la sieste, j’ai l’air fatigué; maman me demande si je ne suis pas malade. Ben non. Il faut que je dorme tôt ce soir sinon ils vont être inquiets. Comment dit papa, déjà ? Ah oui : incorrigibles.

P.C.C. Philippe Renève, sur une idée du Furtif.


Aurélien se sort bien de la rentrée 


Ben oui, c’était la rentrée jeudi.

Alors maintenant je suis dans les grands de la Grande Section. Depuis le temps que papa et maman me disent que je suis grand, je ne suis pas trop surpris mais bon.
Je n’ai pas changé de maîtresse puisque dans sa classe il y a moitié de moyens et moitié de grands. L’an dernier j’étais avec les moyens et cette année je suis avec les grands. Comment ça j’explique mal, papa ? Eh, c’est moi qui écris, là, hein. Tu veux que j’écrive un truc pour sécher les larmes du garçon de Thérèse comme tu dis alors laisse-moi faire eh.

Oui, petit garçon de Thérèse, faut pas pleurer, faut pas avoir peur : la rentrée c’est juste un jour où les papas et les mamans sont hyper tendus, malades de trouille comme dit papa (mais pour les autres), et forcément on n’est pas à notre aise nous les enfants. Mais une fois qu’ils sont partis c’est génial : on retrouve les copains, ou bien on fait connaissance avec d’autres enfants, c’est drôlement bien.

Non, papa et maman n’étaient pas trop nerveux, comme c’était la même classe. Moi j’ai été au Centre de Loisirs souvent pendant l’été alors j’ai revu les copains, tout ça, et l’école c’est un peu pareil sauf qu’il y a pas les vélos à trois roues où on peut prendre un passager derrière, c’est trop bien, tu connais ?

Moi je crois que c’est surtout ta maman Thérèse qui avait peur que tu aies peur à la rentrée, non ? Papa il m’a dit tu fais un truc déstructuré. C’est quoi ça ? Ben, pas bien construit il m’a dit. Alors j’écris comme ça vient, hein. Comment tu t’appelles ? On peut jouer ensemble si tu veux, là c’est samedi, tu n’as pas d’école non plus je pense.

Mais peut-être que tu es beaucoup plus grand que moi ? J’ai cinq ans et deux mois et toi ? Ah tu as onze ans et tu entrais au collège me dit papa, j’avais pas pensé à ça, et tu avais peur parce que tu ne savais pas comment ça serait. Ah oui, c’est ça. Quand on ne sait pas des fois on a peur c’est vrai . C’est comme le noir : on a peur parce qu’on ne voit pas. Ben maintenant tu sais. Tu as des gentils copains ? Des fois il y en a qui sont pas sympas, faut le dire à la maîtresse ou au maître, tu sais, et puis ça va mieux après.

Tu sais, je suis un peu magicien, et je sais comment il faut faire pour ne plus avoir peur. Il y a trois moyens : d’abord, serrer la main gauche très fort toute la journée. Et puis boire un petit coup la journée et un petit coup avant de dormir. Et il faut que tu manges bien le matin et que tu emportes à manger dans ton sac à dos à l’école. Si tu fais ça, tu n’auras plus peur.[1]

Bon, je te laisse, je vais faire des courses avec mes parents. Mais t’en fais pas, hein. Salut, petit garçon de Thérèse. Papa, tu me tapes ça ? S’te plaît ?


P.C.C. Philippe Renève

[1] Ces trois remèdes sont préconisés par Aurélien lui-même.



Le cintre 

Cintre, n. m. Objet destiné à suspendre les vêtements, étudié pour s’accrocher aux autres objets lorsqu’il est déplacé, et pour se décrocher de son support dans les autres cas. « Ces cintres me rendront fou » (NERVAL).

Depuis la plus haute Antiquité et ses lointains sommets, le cintre est l’ennemi de l’Homme.

C’est pourtant sans doute un humain qui l’a inventé, conçu et fabriqué le premier. Mais qu’il soit permis de supposer avec la vraisemblance la plus aveuglante que cet homme-là était inspiré par Satan et les desseins les plus épouvantablement vils et mal intentionnés. Car il a été à l’origine d’un des problèmes quotidiens les plus ardus que l’humanité ait jamais connus.
Il n’est pas douteux que la malheureuse famille de cet inventeur du diable a eu à composer difficilement pendant des siècles avec les malédictions que les hommes ont rétrospectivement jetées sur sa descendance jusqu’à un nombre de générations qui cause un dangereux vertige aux montagnards les plus aguerris.

Cet individu à l’âme noire, à l’évidence plus inspiré par le désir de nuire que par celui de se rendre utile, a donc, un jour maudit, eu l’idée navrante de disposer un crochet en haut d’un objet inoffensif destiné à accueillir un vêtement et d’oser prétendre que le dit crochet allait, de bonne grâce et avec une aisance naturelle, se poser calmement sur une barre nommée tringle et la quitter aimablement à la première demande de l’utilisateur.
La mauvaise foi de ce lamentable créateur était décelable dès l’accomplissement de son ignoble forfait, puisque les premières tentatives pour utiliser l’objet dans des conditions proches de la réalité n’ont pu être couronnées que d’échecs successifs et cuisants. Pourquoi dans ces conditions le cintre a-t-il connu le succès que l’on sait, cela reste un mystère abyssal insondable, que les expéditions océanographiques les plus somptuaires n’ont pu élucider. Le bouche à oreille, toujours prompt à tromper une oreille antipathique par une bouche vengeresse, a dû jouer un rôle important dans cette navrante propagation d’un objet qui à l’évidence aurait mérité un rejet clair et massif des populations concernées.

Ainsi le monde se retrouve-t-il de nos jours avec cette habitude insensée, tout à fait perverse et pleinement surréaliste, d’utiliser des cintres pour ranger des vêtements bien inoffensifs et sympathiques, qui seraient infiniment mieux sur des portemanteaux et dans des coffres, commodes ou armoires sans histoires et bien disposés à l’égard de l’espèce humaine. Ces pauvres vêtements se trouvent du reste transformés, par la disgrâce de leur funeste rangement, en autant d’objets malfaisants, de provocations permanentes et d’insultes au calme serein qui règne ordinairement en chacun de nous.

Car l’usage, et parfois, l’habitude aidant, la simple vue voire l’évocation de l’objet provoque immanquablement, chez un individu normalement constitué de mains confusément fonctionnelles reliés à un cerveau un peu opérationnel, la survenance de troubles du comportement qui peuvent être gravissimes, allant du bris de cintres garnis ou non jusqu’à leur jet par une fenêtre ouverte ou non, en passant par l’incendie au lance-flammes, l’automutilation à belles dents et l’homicide par strangulation cintreuse.

C’est que la principale caractéristique du cintre est sa méchanceté foncière, sa mauvaise volonté récurrente voire son sadisme triomphant en deux circonstances de sa vie détestable : l’accrochage et le décrochage.
Lorsqu’il s’agit de l’accrocher, qu’il supporte ou pas un vêtement, il tergiverse, hésite, glisse, fait la mauvaise tête, bref déploie des trésors d’ingéniosité maligne pour parvenir à deux buts qu’il semble s’être fixé depuis des temps aussi immémoriaux qu’anciens : s’accrocher à ses congénères et refuser de se placer sur la tringle. Il réussit en général avec brio dans ces deux entreprises pendant un temps largement suffisant pour que l’individu qui tente la manœuvre fasse retentir l’air d’imprécations abominables et de blasphèmes hideux.
Quand le pauvre hère parvient enfin à accrocher l’objet de manière à peu près satisfaisante pour son esprit hagard, c’est pour s’apercevoir avec la terreur des condamnés à la roue que le cintre s’est placé, avec la plus vile des lâchetés, dans un des cas de figure de cette liste hélas non exhaustive : le crochet s’est installé à cheval sur un autre sur la tringle, il a emporté avec lui un autre crochet, le cintre s’est débrouillé pour en faire tomber d’autres, toujours lourdement chargés, il a réussi à introduire une extrémité dans un vêtement voisin, le vêtement en est tombé, etc. Et l’officiant de réparer les dégâts causés, non sans avoir maudit sa mère, son géniteur, le chat, les voisins et le ciel dans sa pleine et entière intégralité. D’aucuns estiment judicieux et approprié d’y joindre des manifestations physiques de leur état d’esprit comme coups de pied à la penderie, au facteur qui vient de sonner, coups violents de la tête aux murs rythmant les obscénités, trépignements rapides et ululements impies, mais ces à-côtés n’ont pas la faveur de tous.
Le cintre en place, il est préférable, selon les philosophes les plus chenus et les médecins les plus soigneux, d’oublier avec application l’épisode précédent et si possible l’existence même de l’objet. Se figurer le vêtement suspendu dans les airs comme par une magie tranquille et habituelle est une aide précieuse pour supporter les séquelles parfois douloureuses de son accrochage – aphonie, plaies aux mains, céphalées et autres épuisements nerveux.

Le décrochage, seconde abomination cintreuse, est une épreuve au moins aussi périlleuse. En effet, dans une proportion que les études les plus poussées estiment à neuf virgule deux cas sur dix, le cintre désiré va, lors du mouvement qui doit le sortir de la penderie, parvenir sans peine aucune à emporter au moins un de ses complices qui se sera fait un devoir de l’accompagner dans son retrait. Le plus souvent, ils pousseront la perfection du geste jusqu’à la chute du ou des cintres emportés, qui immanquablement feront tomber des vêtements clairs et fragiles sur des chaussures boueuses, des tapis souillés ou des carrelages fraîchement lavés.
Montaigne parlait du philosophe enfermé dans une cage en haut des tours de Notre Dame et qui, quelque sage qu’il fût, tremblait de vertige et de peur. Il aurait pu illustrer les mouvements d’humeur des hommes et leurs pertes de patience par l’exemple du cintre décroché, qui amène les individus les plus sereins et les personnes les plus doucement paisibles à adopter pendant un temps variable les façons des plus orduriers, des plus hystériques et des plus violents de leurs contemporains.
Il ne faut pas passer sous silence les possibles dangers liés à cette situation. Outre les dommages physiques que peut s’infliger le sujet, de nombreux dégâts neurologiques sont fréquemment observés, allant de l’état permanent d’excitation maniaque à la cintrophobie, gravissime syndrome amenant le malade à une vie de prostration végétative mêlée d’un désir obsessionnel d’une effroyable vengeance.

Vengeance, comme ce texte, vengeance longuement mûrie au soleil éclatant de ma brûlante haine. Que ces ignominies soient à jamais maudites et que leur nom même retentisse dans les enfers comme le surnom du Malin. Cintre ! Cintre ! Tel est le cri de Belzébuth le Cintreur, qui résonne pour l’éternité dans les penderies fatales de l’Humanité souffrante.

Cintre mords redrum Cthulhu oulmig Nyarlathotep arsk nrrmflflhh




Le bulbe de Chenôve


Quand l’aiguille de sa montre virtuelle atteignit précisément le nombre 12, le commissaire saisit son porte-voix, l’activa d’une pensée décidée et articula avec soin dans l’appareil « Jules Lansquenet, tant pis pour vous, je donne l’assaut ».
« Il faudra que je trouve une formule plus marquante », se dit-il en adressant un signe au sous-officier des Forces Ordinaires, qui lança ses hommes. Parfaitement rodés, trois d’entre eux enfoncèrent la porte du pavillon tandis que les autres occupaient le forcené avec des tirs nourris de défonceurs, qui transperçaient les murs à hauteur de jambes pour abattre plus sûrement.
Quelques instants plus tard, deux hommes ressortirent en traînant le corps du vieil homme, à moitié disloqué par deux grenades soufflantes et dégouttant de sang, et le jetèrent dans la rue devant le portillon du jardin, comme prescrit par la loi dans ces circonstances.

A cet instant, la voiture noire du Substitut arriva et se gara non loin du corps. Le magistrat en sortit sans se hâter, salua le sous-officier et s’approcha du commissaire.
« Mes respects, Monsieur le Procureur, dit celui-ci, un sourire avenant aux lèvres.
 Bonjour, commissaire, lâcha le Substitut. Encore un énergumène rétro qui a défié la loi semble-t- il ?
– En effet, Monsieur le Procureur. Nous l’avons coincé sur internet où il avait choisi comme pseudo "le bulbe de Chenôve" : c’était gros comme une maison qu’il faisait allusion à ces (baissant la voix) ampoules à incandescence, dont il détenait QUATRE exemplaires, qu’il utilisait constamment.
– C’est quand même invraisemblable que, vingt ans après l’heureuse interdiction de ces abominations écologiques, ce genre de malade existe encore malgré les sanctions.
– On ne comprend pas très bien, oui. C’est le troisième cette semaine pour moi : ils vont finir par disparaître définitivement.
– En attendant, ils ne désarment pas. Bien entendu, il n’a pas voulu restituer l’objet du délit et vous avez dû recourir à la force publique ?
– C’est ça. Il avait ces... choses pour éclairer sa cave, quelle pitié. Un vieux fou, qui a préféré, pour le principe, risquer sa peau plutôt que la prison. Un ancien socialiste, il faut dire ; je le connaissais un peu de vue, j’habite à deux pas. »
Le Substitut plissa un peu les yeux, qu’il avait chafouins. « Vous voulez dire que vous habitez cette banlieue ? » Au son de l’accent mis sur la première syllabe du mot banlieue, le commissaire blêmit.
« Oh, très provisoirement. Je n’ai pas trouvé depuis mon arrivée à me loger ailleurs ; c’est tout à fait temporaire, je cherche activement et j’ai plusieurs pistes en ce moment. Très provisoire.
– Ah bon, vous me rassurez. Il est vrai que vous n’êtes dans la région que depuis six mois ; les bonnes maisons ne sont pas légion. »

Maurice Souillard n’était en effet arrivé en Bourgogne qu’au printemps, pour prendre son premier poste de commissaire. Issu du rang mais apprécié de ses supérieurs, Souillard, à cinquante-sept ans, n’avait pas précisément effectué une carrière fulgurante. Appliqué mais peu adroit, il était plus tâcheron que fin politique.

Toutefois, il n’était pas dénué d’ambition, et il se disait que, maintenant commissaire, il pouvait, s’il se montrait adroit, gravir rapidement plusieurs échelons avant les soixante-treize ans de la retraite. Il avait donc décidé de se faufiler par quelque porte dans l’élite de la ville, constituée d’une poignée de familles aristocrates ou bourgeoises qui tenaient le haut du pavé dijonnais depuis deux cents ans ; fréquenter ces milieux et s’en faire apprécier lui semblaient la meilleure manière de forcer le destin en influençant directement ceux qui tiraient les ficelles dans la région. Le Substitut était une de ses cibles dans cette entreprise.

Issu d’une très vieille famille d’hommes de loi bourguignons, Louis-Xavier des Laissées du Quartanier, quarante-trois ans depuis deux jours, substitut du procureur depuis trois ans, était promis à une belle carrière dans la magistrature, comme ses ancêtres et son père lui-même, président du Tribunal de Grande Instance et bientôt de la Cour d’Appel. Son frère Gontrand, diplomate fort apprécié au Quai, et sa sœur Alix-Thérèse, adjointe de la Mère Supérieure très âgée d’un couvent réputé, œuvraient discrètement dans les milieux influents à la promotion de leur frère aîné, comme la famille le faisait depuis des temps flatteusement immémoriaux.

Mais Louis-Xavier, comme nombre de ses ancêtres, était taquiné par le frétillant démon de la politique, et avait entrepris depuis peu de se faire nommer candidat de son parti pour les prochaines élections législatives, dans trois ans puisque les précédentes dataient de neuf ans. Souillard l’intéressait, comme responsable de la surveillance d’internet et comme homme de terrain, qui pourrait lui fournir des informations, voire le cas échéant quelque personnel pouvant intimider des adversaires un peu trop coriaces. Il avait donc décidé de lui offrir quelques menus présents qui le raviraient, car il voyait bien le jeu de ce benêt de Maurice et ses gros souliers cloutés.

« Mais dites-moi, cher ami. » Souillard n’en revenait pas : le Substitut des Laissées du Quartanier, lui donner du cher ami ! Il en rosit de satisfaction.
« Nous nous retrouvons avec quelques amis le samedi matin au golf de Norges. Nous feriez-vous le plaisir de vous joindre à nous ce samedi prochain ? » Le commissaire refréna une montée d’adrénaline qui lui serra la poitrine : le golf du samedi était une des réunions les plus huppées de la bonne société, où se faisaient mariages, carrières politiques, pluie et beau temps.
« Ce sera avec joie, Monsieur le Procureur ». Louis-Xavier nota avec plaisir la majuscule de Procureur que Maurice surprononçait soigneusement. « J’en ferai ce que j’en voudrai », songea-t-il.
« Parfait. Ces messieurs de la presse ont bientôt terminé. Vous les aviez convoqués sans doute hier ?
– En effet, Monsieur le Procureur. J’imaginais bien que tout cela allait mal tourner.
– Faites donc bâcher le corps, maintenant, voulez-vous ? Ils ont pris tous les clichés réglementaires, et le spectacle n’est guère avenant.
– En effet. Je fais le nécessaire. »

Les photographes se rapprochant d’eux pour prendre quelques vues des responsables de l’opération, le Substitut prit soin de tourner légèrement le buste afin de présenter son profil droit, qui était sans aucun doute le meilleur et qui figurerait bientôt sur des bulletins de vote ; il était d’avis que ces petits détails comptent beaucoup dans la bonne image d’une personnalité.

Alors que les forces de police contenaient les badauds sans entraver la circulation, passa à très vive allure un gros 6X6 rutilant qui fit sursauter Souillard.
« Arrêtez-moi ça ! lança-t-il. Vous avez vu, Monsieur le Procureur ? Il a à l’avant quatre de ces lames redoutables interdites depuis six mois. Et visiblement, elles sont aiguisées. Il va voir ce que ça va lui coûter. »
Le chauffard, tiré sans ménagement de son véhicule, fut amené devant les deux hommes.
« Mais non, c’est un ami, commissaire. Comment allez-vous, cher ami ?
– Pas trop bien. Bonjour, Louis-Xavier, que m’arrive-t-il ?
– Mais rien, cher ami. Commissaire, laissez-moi vous présenter mon ami Gonzague Martin-Pichot de la Duvallière, l’homme d’affaires et talentueux promoteur que vous connaissez sans doute.
– Seulement de réputation. Très honoré, Monsieur de la Duvallière.
– Très heureux, commissaire. Quel est donc le problème ?
– Eh bien, ces lames sur votre calandre : il faudra penser à les faire enlever, les règlements sont devenus excessivement sévères depuis peu, vous savez.
– Ah oui, c’est vrai, j’oublie toujours. C’est promis, force restera à la loi !
– Pensez-y, Gonzague, insista gentiment le Substitut. Ces accessoires sont un peu trop... visibles.
– Entendu, Louis-Xavier. Vous m’excusez, je suis pressé. A bientôt.
– Au revoir, Monsieur, dit le commissaire.
– A bientôt, cher ami, conclut le Substitut. »
L’homme d’affaires rejoignit son véhicule, en fit rugir le V16 et partit en trombe.

« Je dois rentrer faire mon rapport. Puis-je vous raccompagner, Monsieur le Procureur, puisque vous allez sans doute déjeuner chez vous ?
– En effet, commissaire, c’est fort aimable à vous », répondit Louis-Xavier, qui savait faire plaisir à peu de frais. Ils s’installèrent dans la voiture de service, et le commissaire démarra tout joyeux. « Quelle bonne journée », se dit-il. Ce fut sa dernière pensée.

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Le quartier fut longtemps surnommé « le paradis du vitrier ». A trois cents mètres à la ronde, toutes les vitres du voisinage furent pulvérisées, blessant légèrement quelques passants. Au cinquième démarrage, comme prévu, le système de mise à feu du kilo de plastic installé la veille sous la voiture par le bulbe de Chenôve avait parfaitement fonctionné.




Le chêne de Malhubac

 
Il ne faut pas pousser beaucoup les vieux de Malhubac pour leur faire raconter l'histoire du chêne de la clairière. Les versions changent un peu d'une famille et d'une génération à l'autre; nul ne sait plus combien elle est vieille, un siècle ou deux ou dix, mais elle traverse les âges comme un vieux mythe.

Elle est toujours rapportée avec un certain plaisir, comme si elle était une agréable propriété des gens du coin. Et pourtant.

Lorsque l'étranger arriva à la clairière, il vit que la forêt, sans marquer une rupture franche, s'atténuait simplement dans une lente progression qui finissait par un espace où régnait plus l'absence d'arbre que la présence d'autre végétation.

Dans cette clairière, comme parfois dans ces oasis herbeuses au milieu de longues garrigues hautes, l'impression était plus celle d'un manque, d'une absence de la forêt, que d'un lieu doté d'une existence propre. Elle marquait une solitude, un néant perdu dans l'océan des arbres, aussi inquiétant que protecteur.

Mais au mitan se dressait un grand chêne, que le voyageur détesta au premier regard. Il haïssait les arbres, en souvenir d'une mauvaise chute dans son enfance qui l'avait affligé d'une jambe raide dont la paresse l'exaspérait et était pour beaucoup dans la tristesse de sa vie et la noirceur de ses pensées. A un âge bien mûr, il n'avait trouvé ni bonheur ni sagesse et voyageait pour combler un vide aussi pesant que sa démarche boiteuse.

Aussi le chêne, qui évoquait un peu l'arbre auquel il devait son malheur, lui inspira-t-il d'emblée une rageuse antipathie. Massif, noir de ses branches crochues dépourvues de feuilles en cette fin d'hiver, il s'élevait comme un défi à l'espace de la clairière, qu'il emplissait largement d'une vaste brassée. L'homme, que la solitude avait accoutumé à parler seul, dit tout haut les pensées vengeresses qui l'assaillaient de plus belle.

« Il faudrait t'abattre, être malfaisant. Ou plutôt t'élaguer, t'ébrancher jusqu'au dernier rameau, mettre le feu à ton tronc nu pour le contempler brûlant des jours et des nuits. » La haine lui gonflait la poitrine, et son soufle court montrait la violence qui lui barrait l'esprit.

Quand il retrouva un peu de calme, il aspira une grande bouffée d'air qu'il trouva malodorant, chargé d'une odeur douceâtre et putride comme celle d'une chair pourrissante.

« Tu pues la charogne, en plus ! » s'écria-t-il. En défiant l'arbre, il leva les yeux vers son sommet et vit s'agiter sur le ciel une branche haute et noire, comme si une rafale la secouait. Pourtant, le vent du jour était tombé le soir venant et la forêt ne bougeait plus tandis que la lumière baissait. Ce mouvement insolite dans le calme revenu était marqué par un son croissant de feuillage bruissant, alors même que la branche était tout à fait nue. Les branches voisines furent vite gagnées par l'agitation et bientôt l'arbre entier fut secoué dans un bruit de tempête.

« Maudit ! Maudit ! Un jour je couperai les maléfices contenus dans ta ramure ! » Le vacarme devenait terrible et les branches se tordaient dans une frénésie de tornade impossible.

La lumière baissa soudain, et une brume bleue scintillante monta du sol. Une bourrasque de vent glacé assaillit la clairière, mais la brume ne fut pas dispersée et continua de monter comme une mer laiteuse dans le crépuscule, en s'épaississant comme une poix visqueuse. Une puanteur soufrée envahit les lieux; les branches de l'arbre commencèrent à craquer et à se briser dans un fracas terrible.

Alors, un éclair aveuglant et un énorme coup de tonnerre s'abattirent et l'arbre bascula.



Le lendemain au petit matin, un chasseur suivant son chien sur la piste d'un sanglier sortit du bois dans la clairière. Il eut une grande frayeur en voyant que le chêne, qu'il avait toujours connu après son père et son grand-père, gisait abattu de tout son long, les racines à l'air à peine maculées d'une terre noire.

En faisant le tour, il remarqua qu'il était presque aussi haut couché que debout, tant son envergure égalait sa taille. Sa ramure énorme occupait une grande partie de la clairière et les branches à terre, pour beaucoup brisées par la chute, formaient un entrelacs si serré qu'il ne vit pas tout de suite le corps de l'homme.

Les traits du visage détendus, il semblait dormir. Pas une goutte de sang n'était visible. Les quatre membres manquaient.

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