dimanche 16 septembre 2007

Une lettre à Guy Môquet

Voilà. Ce que je voulais te dire n’est pas très facile. Mais je suis plus gêné que toi, c’est idiot. Excuse-moi si mes mots ne t’arrivent pas bien ; nous sommes un peu loin, maintenant.
Tu sais, la lettre que tu as écrite a bien été transmise ; ta mère a pu la lire. Je pense qu’elle a été fière de toi, mais ça a été dur. Ce n’est pas facile d’être à la fois fier et désespéré ; mais tu as bien dû avoir le temps de voir tout ça. C’est même pour ça que ta lettre a été difficile à écrire: savais-tu que plus de soixante ans après, on la lirait encore ?
Sans doute pas. Je sais bien : tu as écrit ça pour elle, et notre lecture est un peu une indiscrétion. Devant ta tombe déjà creusée, que tu as vue bien en face, tu as pu écrire. Ça va t’étonner, parce que tu ne l’imaginais pas à ce moment-là, mais ça m’épate. Je sais bien que tu as mis tes dernières pensées, que tu as figé dans ces mots tes amours de jeune homme, qui sont bien celles de ta mère, de tes frères et de ton père. Et puis une petite, pour qui tu avais le béguin, comme on disait, et même un peu plus : c’est sans doute à ce moment que tu l’as su vraiment.
Tu commençais juste à être un homme. Je veux dire, dans le corps, dans les reins. Mais dans ta tête, mon cochon, c’était bien là ! Tu as été plus homme dans ta tête que beaucoup des soldats allemands qui t’ont envoyé ad patres ; tu as sûrement compris leur ignorance, leur naïveté même : ils n’étaient qu’un accessoire du fusil.
Tu vois, je crois que si tu as pu penser ça, c’est parce que tu étais communiste. Je vais te décevoir : je ne le suis pas. Depuis que tu es parti, on a vu que beaucoup de gens et de choses qui se réclamaient du communisme n’étaient ni sincères, ni bons pour le peuple ; je n’ai pas le moyen de savoir si tu le sais. Mais j’ai, pour ma part, vu et vécu ce que pouvait être cet idéal : une générosité, une entr’aide qui ne connaissait que la nécessité évidente de la complicité et de la fraternité. Bien sûr, pour toi, c’était naturel de s’aider entre travailleurs ; pas toujours contre quelque chose, contre les patrons et le fascisme, mais aussi pour le plaisir et le bonheur de partager, un bon repas ou la joie d’une naissance.
Mais je te rassure : comme disait ma grand-mère Lucienne (toujours dans mon cœur), je suis pour l’ouvrier. Ce n’est plus très à la mode, et on dit même que les ouvriers n’existent plus. C’est peut-être bien vrai, mais la pauvreté, l’exploitation et le malheur sont toujours là, tu sais. Moins en France et en Europe, mais dans le monde… Il reste beaucoup à faire.
Il se trouve que j’ai eu une grand-tante, Suzanne Levasseur née Baudoin, de Montreuil, peu s’en souviennent encore, ouvrière, communiste et résistante, qui allait sur sa bicyclette livrer messages et armes à la Résistance jusqu’à des cent kilomètres de Paris, la peur au ventre et le devoir au cœur. En 1941, elle avait trente-huit ans ; elle était jolie. Tu l’as peut-être vue, au hasard de rencontres dangereuses entre copains ; je me plais à l’imaginer. C’était une merveille de femme, comme tu en as connu d’autres : le cœur sur la main, la chanson aux lèvres et tout pour les copains. Les grands hommes et les grandes femmes se révèlent dans le danger et la douleur. Permets-moi de rendre hommage à sa formidable modestie : salut Suzon !
Je sais bien que tu n’as pas pensé que ta mort puisse beaucoup faire avancer les choses : tu t’es fait prendre et tu as payé le prix de la liberté. Mais je vais t’étonner : des rues portent ton nom, des enfants dans les écoles apprennent ton histoire et savent ainsi que la liberté de penser et d’agir s’acquiert durement, et se maintient grâce à une grande vigilance des citoyens, que la propagande des plus riches ne doit pas endormir.
Oui, tu as vu : maintenant cette propagande se sert de ton histoire pour des buts politiques, prétendûment patriotiques et même sportifs. On veut confondre Histoire et communication, sport-oseille et héros… Pardon, je ne voulais pas le dire. Je sais, tu n’es pas un héros, juste un garçon bien. Merci pour ça, déjà.
Nous sommes à une époque où lorsqu’on parle de grandeur, on met beaucoup de petitesse.
Salut, Guy.

Philippe Renève

2 commentaires:

denis a dit…

bravo vraiment!

Philippe Renève a dit…

Merci Denis. Le texte est également paru sur Agoravox, mais il est probable que c'est ma dernière livraison à ce forum qui devient plus soucieux de ses recettes que de ses lecteurs.

Il vient d'être proposé à Cent Papiers ( http://www.centpapiers.com/ ).

Cordialement.